Éloge d’un autre âge où les gens étaient fiers et ne se plaignaient pas
- vr4429
- 24 avr. 2018
- 4 min de lecture
Éloge d’un autre âge où les gens étaient fiers et ne se plaignaient pas

Mes ancêtres étaient marins-paysans, à une époque où la terre et la mer se secouraient mutuellement parce qu’on ne pouvait pas vivre d’un seul travail. Certains d’entre eux, comme mon grand-père maternel, ont même appartenu à une population dont les conditions d’existence les mettaient plus proches du Moyen Age que des Trente Glorieuses. Un monde d’une extrême dureté. Mais, c’était comme ça, ils se résignaient. Et en même temps qu’ils se résignaient, ils se dotaient d’une force de résistance contre les injustices de l’époque, les vacheries du temps, les misères qui ne les laissaient dormir que quelques heures.
Aussi terrifiant que les vieilles lois seigneuriales du pays quand elles existaient encore, le climat faisait et défaisait les maigres fortunes en asséchant les terres des paysans ou en faisant chavirer les chalutiers des marins. Du plus profond des sols jusqu’au plus haut des mâts, la nature faisait comme chez elle.
Pour aller en mer, il fallait accepter les vents. Pour profiter des fruits de la terre, il fallait faire avec le climat. Cette résignation, sans effacer l’infériorité qu’elle donnait aux plus pauvres au début de leur existence, leur assurait, par une curieuse ironie du sort, une supériorité tout au long de celle-ci. Car si les gens de cette époque vivaient mal, ils n’avaient pas pour autant le mal de vivre. Ils se contentaient de ce qu’ils avaient et auraient pris pour argent du Diable des sous qui leur auraient été donnés sans travailler. Ils étaient fiers et la misère finissait même par les rendre beaux. Plus beaux encore que le riche du coin qui ne savait plus trop où accrocher ses tableaux en référence à une vie tout en couleurs quand le pauvre, lui, trouvait bien un coin dans son cœur pour y mettre le souvenir de Jean Jaurès ou le visage du Bon Dieu. On était dans un autre monde.
La maison dans laquelle naquît mon grand-père ne comportait qu’une seule pièce pour cinq occupants. Une pièce dans laquelle l’espace de chacun avait les dimensions que voulaient bien leur laisser la discrétion et la discipline des quatre autres. Plus précisément de trois, car le dernier occupant était une bête dont on ne pouvait attendre qu’elle se tienne à sa place sans une barrière en bois. Cette bête, dont on gaspillerait aujourd’hui les morceaux, avait pris dans le logis l’importance d’un vaste programme alimentaire comme on l’imaginerait pour un lointain pays frappé par la famine. Pourtant, il s’agissait d’un simple cochon. Si la pêche donnait bien, on le tuait pour l’hiver. Si la pêche ne donnait pas et qu’il n’était pas rentré le moindre sou à la maison, on le vendait.
C’était l’époque. On ne se révoltait pas. On ne s’indignait pas. On n’attendait pas que la société soit mieux faite pour mettre un pied devant l’autre. On n’exposait pas sur les murs ses états d’âme avec des mots bourrés de fautes d’orthographe – d’ailleurs même ceux qui venaient tout juste d’apprendre à écrire n’en faisaient pas – On s’inclinait. On obéissait. On se résignait.
On ne se guidait pas aux manuels de philosophie. On avait les proverbes, la morale des fables, le dénouement de quelques contes et légendes qui devaient bien avoir leur raison d’être. On n’était pas moins instruit, on était instruit d’autres choses.
Mon grand-père me raconta qu’il était allé à l’école à l’âge de sept ans. Il ne parlait que le breton. Une langue dont la souche était bien éloignée de celle du français qui était la langue obligatoire dans laquelle il allait devoir apprendre l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, l’arithmétique, l’histoire, la géographie, la poésie, la morale, la Marseillaise, des rudiments de physique, des notes de solfège, du droit romain peut-être, des sciences naturelles sûrement. Tout cela dans une langue étrangère. A 11 ans, les élèves étaient présentés au Certificat d’Etudes. Un baccalauréat pour l’époque tant l’effort demandé et le temps accordé pour le soutenir paraîtraient aujourd’hui insurmontables. Le temps était aussi compté pour assimiler les savoirs après avoir enlevé les quatre ou cinq kilomètres qu’il devait parcourir à pied pour se rendre à l’école. Mon grand-père partait ainsi de son hameau, sous tous les temps, sur une route pleine de trous et de bosses, un bout de pain dans son sac – à la cantine, on ne servait que la soupe – pour sortir de sa misère par une instruction qui, dans son cœur de pauvre et son imagination de gosse, devait lui laisser croire qu’elle aurait peut-être fait de lui un Amiral !
Mes ancêtres ont aussi connu une guerre terrible. La Grand Guerre, qui allait laisser dans les tranchées de Nord 130000 bretons. Un drame effroyable que les bombardes et les orgues s’efforcent d’arracher à l’oubli quand vient le moment, dans les églises, d’accompagner la plus belle des prières à Sainte-Anne. 130000 morts, plus les estropiés, c’était autant de bras en moins qui allaient priver l’économie bretonne de ses leviers. Des enfants qui n’allaient plus voir leurs pères et des mamans qui n’allaient plus avoir d’enfants.
Mais, nous étions dans un autre monde … Un autre âge où les gens étaient fiers et ne se plaignaient pas.
Luc KEROG - VPF 56
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